• Quelle chance d'avoir eu Dominique Julia comme lecteur critique!

    ·         Catherine Maire, L’Église dans l’État. Politique et religion dans la France des Lumières, Paris, Gallimard, 2019, 500 p., ISBN 978-2-07-285876-5 

    ·         Dominique Julia 

    ·         Dans Revue d’histoire moderne & contemporaine 2020/4 (n° 67-4), pages 161 à 164 

    1Sur un sujet qui, il faut bien le dire, a été largement labouré par les historiens, Catherine Maire offre un livre qui a été longuement médité et ouvre des perspectives nouvelles. Analysant les relations entre l’Église et l’État au xviiie siècle, elle entend en même temps réinsérer le développement de la pensée des philosophes dans le contexte précis des débats qui ont opposé violemment les deux institutions et abouti à la désunion des deux puissances, spirituelle et temporelle. D’où une composition quasi musicale du livre, où chaque épisode retenu fait l’objet d’un chapitre, suivi lui-même par un chapitre bis, qui, en contrepoint, expose les textes d’un philosophe écrits en écho aux débats contemporains. Cette construction complexe a le mérite de sortir l’histoire du gallicanisme de la seule histoire strictement politique et d’y réintégrer pleinement celle des Lumières. Ce faisant, l’autrice montre comment et pourquoi la formule louis-quatorzienne de gallicanisation de l’Église se décompose sous l’effet des querelles successives, depuis les tensions suscitées par la bulle Unigenitus jusqu’au point d’orgue qu’est la Constitution civile du clergé : les divisions que portait en germe l’inclusion de l’Église dans l’État sont progressivement libérées, le terrain des controverses se déplace, et l’idéal d’équilibre entre les deux puissances s’efface – la complémentarité des tâches des deux puissances dans l’organisation de la vie sociale n’est plus une évidence, sous le coup d’une spiritualisation de la religion. De l’emboîtement entre l’ici-bas et l’au-delà, on est passé à une dissociation, le salut étant une affaire individuelle et spirituelle tandis que le politique se charge entièrement de l’existence collective. La place de l’État ne cesse de s’agrandir : de la complémentarité des rôles entre les deux puissances où le contentieux porte sur les matières dites « mixtes », on est passé à un modèle où les fonctions, fondamentalement distinctes, ne se situent plus sur le même plan (p. 471-472). Tel est le fil rouge qui court à travers l’ouvrage et relie entre eux les moments de cette histoire.

    2Une introduction analyse la métamorphose du gallicanisme au xviie siècle. L’autrice repart de la naissance des Assemblées du Clergé à la fin du xvie siècle et de l’ambiguïté de l’alliance entre Église et monarchie où coopération et subordination sont inextricablement liées. Elle rappelle que le Libellus de ecclesiastica et potestate d’Edmond Richer, qui sépare rigoureusement les fonctions du pape et du prince, déploie dès 1611 les axes qui seront au cœur des conflits du xviiie siècle : une spiritualisation de l’Église, la soustraction du pouvoir temporel à son contrôle, la reconnaissance au souverain d’un rôle de gardien des règles canoniques et d’arbitre de la juridiction ecclésiastique (p. 19). Les résistances, en 1614, du clergé à l’affi rmation de l’absolutisme, « de droit divin », du roi sont liées à ses conséquences directes : l’élimination de la médiation sacramentelle de l’Église et la consécration de l’indépendance de la souveraineté royale vis-à-vis du pontife romain. La Déclaration des Quatre Articles de l’Assemblée du Clergé de 1682 signe, au contraire, le ralliement de l’Église de France à cet absolutisme, à la reconnaissance de la sacralité propre des souverains. Cette conversion du clergé aux principes gallicans le place sous le contrôle de l’État, fait du roi le champion de la catholicité contre les protestants, le protecteur de la discipline ecclésiastique. Mais elle porte en elle-même une source de tensions : quelle place spécifique est-elle désormais dévolue à la puissance spirituelle au sein de l’État qui l’englobe mais doit lui reconnaître en même temps son domaine propre ?

    3C. Maire retient six épisodes emblématiques des querelles. Le premier est le bouleversement provoqué par la bulle Unigenitus demandée par Louis XIV : elle visait à rétablir l’unité religieuse du royaume et laisse en réalité un héritage empoisonné, offrant une inépuisable matière à controverse. Elle nourrit l’interrogation sur l’autorité de l’Église et la nature de l’obéissance demandée : est-elle règle de foi engageant les consciences ou de simple discipline et police ? L’appel au concile par les jansénistes n’est en aucun cas un retour au conciliarisme, mais un simple expédient, le témoignage public des fidèles étant pour eux, en définitive, l’autorité susceptible de décider des controverses. La déclaration royale du 24 mars 1730, qui entend mettre fi n au conflit en regardant la bulle comme « loi de L’Église et du royaume » et en la défi nissant comme « jugement universel de l’Église en matière de doctrine » (au lieu de l’expression « règle de foi »), exacerbe les antagonismes : alors que le concile de Trente n’avait jamais été reçu comme une loi de l’État, voici qu’une constitution pontificale était admise à ce titre, provoquant l’émotion de tous les tenants des traditions gallicanes. Dès lors se met en place un scénario qui se reproduit de manière presque identique lors de toutes les crises : remontrances du parlement, lits de justice, grèves, exil des parlementaires, négociations et rappel, puis reculades de la monarchie. Une nouvelle injonction générale au silence, le 10 mars 1731, qui entend faire du roi l’arbitre entre les deux parties en défi nissant « l’étendue, la nature et les bornes de l’autorité ecclésiastique et de la puissance séculière », n’a pas plus de succès et les travaux d’une commission extraordinaire, composée tout à la fois du chancelier et du garde des Sceaux, de cardinaux et de conseillers d’État, tente de préparer la rédaction d’un texte qui, précisant les bornes des deux puissances, pourrait devenir un édit royal approuvé par le Saint-Siège. Le pape refusa nettement l’idée de tout texte et cet échec marque la fin de l’entente entre la politique royale et Rome à propos des questions jansénistes. Les questions de juridiction entre les deux puissances relèvent désormais du monarque seul. Il doit trancher entre les évêques qui, du fait de leur consécration, veulent être la conscience de la catholicité monarchique et les parlements qui, en charge de la justice royale, prétendent eux aussi tirer directement leur pouvoir de Dieu, alors même que la déchirure s’est aggravée et que l’opinion publique devient partie prenante au débat du fait de la diffusion des libelles et journaux. En complément de cet épisode sont présentés les projets de réforme de l’abbé Castel de Saint-Pierre qui, s’étant rapidement convaincu de la nocivité des disputes de théologie et proposant un Conseil supérieur de police qu’il appelle « Conseil du silence », s’interroge sur la nature de la société chrétienne et développe ses idées sur la tolérance inséparable de l’esprit de bienfaisance ; il s’agit de rendre la religion utile et d’instruire le peuple.

    4Vient ensuite la question des biens de l’Église qui se noue autour de l’imposition du vingtième mise en place par Machault d’Arnouville en 1749. L’affaire, on le sait, s’est soldée par la victoire du clergé. L’intense guerre de libelles qui s’est déroulée en 1750-1752 ne recoupe pas les anciens clivages mais interroge sur la place de l’Église dans l’État : les prêtres peuvent-ils être imposés comme n’importe quel sujet du royaume, ou la destination « sacrée » de leurs biens (culte extérieur, entretien des ministres, aumônes) justifie-t-elle les immunités et exemptions ecclésiastiques ? Le ballon d’essai diffusé par l’avocat Bargeton pour défendre le projet du ministre au nom du droit naturel et d’un culte de l’État et qui enlève au clergé son utilité sociale, blesse par sa radicalité « l’honneur » de ce dernier, ce qui contraint le roi à battre en retraite. Les évêques justifient leurs privilèges « sacrés » par la consécration immuable de leurs biens à Dieu, aussi ancienne que la monarchie, revendication qui, à l’Assemblée des notables de 1788, devient politique et constitutionnelle ; de surcroît le culte extérieur est utile à la société. Si l’avocat janséniste Louis-Adrien Le Paige demeure favorable aux immunités ecclésiastiques, il les considère simplement comme une concession royale et redoute par-dessus tout l’« indépendance des évêques » qui érigerait un « État séparé ». Quant aux défenseurs de Machault, ils spiritualisent l’autorité de l’Église, insistent sur son inclusion dans l’État et sur le caractère purement temporel de l’impôt : l’entretien du culte public et des ministres est une dette de l’État ; l’exemption finirait par rendre odieuse la religion. La querelle est l’occasion de dénoncer le despotisme des évêques et de défendre le bas clergé contre les prélats « vêtus de pourpre et d’écarlate » alors que, chez les avocats de ces derniers, on incrimine un « complot des philosophes ». L’accusation n’est pas fortuite puisque Voltaire, avec La Voix du sage et du peuple (1750), a été l’un des protagonistes de la polémique : approuvant l’impôt, il défend, dans une sorte d’anglicanisme à la française, une subordination entière de l’Église à l’État sous l’égide d’un prince philosophe.

    5Le scandale public des refus de sacrements a sans doute constitué l’ébranlement majeur. Par-delà le survol rapide qu’elle fait de cet épisode, C. Maire montre bien comment, autour de cet objet « mixte » qu’est le sacrement des mourants, se défait, du fait de l’impossible concorde des deux puissances, le mélange juridico-sacral qui fondait religieusement la monarchie : la commission mixte, composée de prélats, de conseillers d’État et du procureur général au Parlement de Paris, et chargée (avril 1752-novembre 1753) d’esquisser une solution ne débouche sur aucun consensus. Les logiques religieuses et politiques se disjoignent : « union impossible séparation impensable » (p. 210). S’esquisse, au cœur même de la querelle, une « conscience de la spécificité spirituelle de l’autorité de l’Église qui l’éloigne sensiblement de l’image même de “puissance” » (p. 228). Le système des autorités qui fondent la légitimité monarchique se déboîte du fait de l’écartèlement des logiques qui guident les acteurs. C’est un « bloc de religiosités » qui se trouve ainsi lézardé : celle du « salut de l’État » portée par les parlementaires qui la mobilisaient au service de la souveraineté absolue du roi de droit divin (parfois contre le roi lui-même), celle du peuple qui n’admet pas qu’au moment de l’ultime passage un mourant puisse se voir refuser le viatique et l’extrême-onction au nom de disputes sur la grâce, celle de la hiérarchie ecclésiastique où la bulle Unigenitus a fonctionné comme un « vecteur d’intellectualisation dogmatique » qui l’a isolée des autres autorités. La désacralisation de la monarchie est donc née de l’intérieur. Au sein de cette polémique, Montesquieu, chargé vraisemblablement d’une mission de conciliation, écrit un Mémoire sur le silence à imposer sur la constitution Unigenitus. Son gallicanisme modéré le pousse à souhaiter une séparation des deux puissances, spirituelle et temporelle, sans subordination, et une concordance des deux vers un même but social, le bien commun. Il s’inscrit encore à l’intérieur de Lumières chrétiennes mais les compromis qu’il propose ne furent pas plus reçus à Rome, où il est mis à l’Index, que chez les jansénistes.

    6La même rigueur est appliquée à l’analyse des épisodes qui marquent la seconde moitié du xviiie siècle. Tout d’abord la polémique autour du mariage des protestants (contrat ou sacrement ?) et la conquête d’une tolérance civile de facto tacite alors que les jésuites militent pour une religion de la soumission et agitent le danger de la montée d’un indifférentisme. C’est sur le terreau de ces débats que s’alimente le plaidoyer de Jean-Jacques Rousseau pour une religion civile qui sort radicalement du cadre de référence des deux puissances : l’association d’une religion de l’homme et de celle du citoyen débouche sur une profession de foi purement civile, où il n’est pas question de dogme mais de « sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle ». On sait le tir groupé de condamnations qui accueillit ces propositions. L’édit de « tolérance » – le terme même n’est pas prononcé – de 1787 met provisoirement un terme à la question. L’autrice souligne les limites de ce texte qui se présente comme une concession a minima. Un dernier chapitre évoque les polémiques autour des constitutions de la Compagnie de Jésus qui aboutissent à son expulsion, de la réforme des ordres monastiques et des vœux de religion. La dénonciation parlementaire du despotisme politique de la Compagnie, comme aussi celle du despotisme des évêques qui, en 1765, réaffirment leur pouvoir absolu dans l’administration des sacrements et récusent à l’autorité séculière tout droit d’anéantir les vœux de religion, aboutissent à déplacer les termes du débat vers une primauté du politique. La Commission des réguliers (dont l’autorité papale est totalement exclue) accorde à l’autorité temporelle le droit de se déterminer sur l’utilité sociale des ordres religieux dans l’État : c’est un vrai changement de paradigme (p. 408) où il n’est plus question de concorde. C’est dans le cadre de ces débats que se construit l’œuvre polémique du baron d’Holbach qui vise à substituer à la religion chrétienne une morale universelle de l’utilité et une politique de la sociabilité. Le champ apologétique lui-même est atteint par cette logique de l’utilité sociale de la religion. La Constitution civile du clergé constitue l’épilogue de ce parcours, mais n’est en rien une fin ni une solution des contradictions qui l’ont traversé, puisque la dissociation entre les deux ordres est loin d’être achevée.

    7On l’aura compris, cette relecture attentive de l’histoire du gallicanisme offre une approche féconde de la réarticulation qui s’y opère et que nous appelons un peu paresseusement « sécularisation ». S’il y a un excellent index, on regrette pourtant que l’ouvrage ne comporte in fine ni l’indication des sources manuscrites et imprimées utilisées, ni une bibliographie des travaux secondaires : le lecteur est clairement prié de se reporter aux notes de bas de page.


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